Trump déchire l’Amérique « rouge » et l’Amérique « bleue »

La fracture économique et financière entre l’Amérique « rouge » et l’Amérique « bleue » ne cesse de se confirmer. Qui résistera le mieux aux bouleversements de Trump ?

Wilfrid Galand, Directeur général adjoint

Depuis le premier mandat de Bill Clinton, en 1992, la polarisation politique aux Etats-Unis grandit. D’abord cantonné aux campagnes électorales et aux débats à la Chambre des représentants puis au Sénat avec une réduction progressive des votes « bipartisans » dans ces deux enceintes, ce phénomène s’est accéléré et touche désormais le fonctionnement même de l’économie et des marchés.

Ce sont tout d’abord les enquêtes d’opinion qui ont de plus en plus divergé selon l’orientation politiques des répondants. L’enquête mensuelle de l’université du Michigan publiée au mois d’avril dernier était de ce point de vue particulièrement éclairante. Interrogés sur leurs anticipations d’inflation à un an, les sondés proches des républicains ont déclaré s’attendre à une quasi-stagnation des prix tandis que leurs homologues démocrates se préparaient à une hausse des prix de plus de 6%.

Au-delà des sondages, ce sont désormais les données économiques brutes qui montrent une divergence grandissante entre l’Amérique bleue, celle des comtés démocrates, et l’Amérique rouge, celle des comtés républicains.

Même si, en 2024, les quelques 2600 comtés « Trump » sont bien plus nombreux que les à peine 500 comtés « Harris », le poids économique de l’Amérique « bleue », qui représente près de 20 trillions de dollars, est bien supérieur à celui de l’Amérique « rouge », qui pèse un peu plus de 10 trillions de dollars. Le poids de la technologie et de la finance est passé par là.

Mais la dynamique n’est plus la même selon les orientations politiques des territoires. Depuis 2008, les performances divergent. Parfois les « rouges » dépassent les « bleus », comme depuis 2020 et la pandémie, parfois c’est l’inverse mais les deux blocs n’évoluent plus de concert.

 Ceci s’explique par l’évolution différente des structures économiques. Une étude de Verena Schonmueller pour l’université d’Esade à Barcelone, publiée voici quelques semaines, et relayée par Callum Williams, senior economics writer pour The Economist, le montre largement.

L’exemple de la technologie est ainsi frappant : en 1993 le secteur payait à peu près la même proportion des salaires chez les démocrates et chez les républicains. Aujourd’hui c’est 30% de moins. Inversement, la proportion payée par l’industrie, l’énergie ou le commerce a grimpé chez les républicains. Globalement, les deux Amériques ont divergé de 20% depuis 30 ans.

Cela ne signifie pas pour autant que l’Amérique « MAGA » soit plus pauvre, bien au contraire : en 2014, 43% des habitants des comtés républicains déclaraient des revenus annuels de plus d’un million de dollars, c’est 47% (en $ constants) en 2024.

Sans surprise, depuis la pandémie, l’écart s’est accru au profit des Etats républicains, qui ont économiquement profité d’une politique sanitaire beaucoup moins restrictive que chez les démocrates. Mais même au sein des Etats démocrates comme la Californie, les comtés ayant voté Trump en 2020 comme en 2024 s’en sortent mieux, à l’image du comté de Yuba City, un district à forte composante agricole situé dans le nord de l’Etat.

Cela profite également à des lieux de consommation spécifiques, et de plus en plus segmentés selon les préférences politiques. Ainsi, les républicains plébiscitent-ils « Cracker Barrels », une chaine de restaurant de cuisine du sud des Etats-Unis (la « soul food »), Olive Garden pour la cuisine italienne ou « Black Rifle coffee » pour leur café du matin. Ils se fournissent volontiers chez « Good ranchers » pour la nourriture ou chez « Boot Barn » pour les vêtements décontractés.

A l’inverse les démocrates privilégient « Etsy » pour la décoration et l’ameublement, « Lyft » pour leurs déplacements ou encore « Columbia » pour les vêtements de sport. Il y a encore bien sûr des points de rencontre comme les grands distributeurs mais là aussi, entre les clientèles de « Whole Food » et de « Walmart », les recouvrements se réduisent.

Cette divergence se traduit aussi sur les marchés financiers mais sans qu’un « biais » ne prenne clairement l’avantage sur l’autre.

Un gérant d’actifs américain, Sparkline Capital a ainsi constitué deux paniers de trente valeurs « partisanes » afin de les comparer sur longue période. Côté républicain on trouve « John Deere », « Fox News » ou « Harley Davidson », tandis que pour les démocrates, le choix s’est porté vers « Lululemon », « Etsy » ou « Lyft ».

Depuis 2015 le résultat est plutôt à l’avantage des premiers : le panier républicain a été multiplié par 4 contre moins de 2 de pour le panier démocrate En revanche, depuis la pandémie et en dépit de la plus forte croissance des comtés républicains, les valeurs démocrates se rattrapent et font au moins jeu égal.

Ainsi, si l’on compare les deux fonds ou indices les plus populaires créés depuis 2021 pour refléter les préférences ou les circuits de financement préférentiels des deux partis, l’ETF MAGA de la société Point Bridge Capital et l’indice Democratic Large Cap Core Fund de la société S&P, les performances sont très proches sur un et deux et quatre ans, avec un très léger avantage aux démocrates.

Pas de conclusion donc sur cet aspect. En dépit des divergences ponctuelles, les entreprises s’adaptent aux évolutions de leurs marchés.

Reste que la perception générale des marchés Outre-Atlantique est elle aussi très dépendante de la proximité politique des investisseurs.

Pour preuve, un sondage a été réalisé par l’institut Yougov auprès de porteurs d’actions, interrogés entre le 2 et le 5 mai dernier, au cœur des turbulences générées par les incertitudes tarifaires et l’escalade verbale avec la Chine.

Il montrait que moins de 20% des démocrates qualifiaient le marché de « bon » contre plus de 45% des républicains. Parmi ces derniers, seuls un cinquième estimaient que Donald Trump était le premier responsable de l’évolution des cours, contre deux tiers des démocrates.

Alors que les conséquences concrètes de la guerre tarifaire commencent à se manifester dans les ports de la côte Ouest avant de toucher concrètement les étalages et l’activité des entreprises, nul doute que le 47eme président regardera de très près les réactions économiques et financières de son électorat avant de décider de la suite des opérations.

 A cet égard, les investisseurs observeront sans doute plus attentivement dans les prochaines semaines l’évolution de l’activité dans le Wyoming ou à Yuba City qu’à Manhattan ou à San Francisco !