Inflation, croissance, positionnement stratégique, l’Europe est à la croisée des chemins. Entre incertitudes de court terme et tendances de fond, elle doit faire des choix. Et ne plus tergiverser.

Wilfrid Galand, Directeur Stratégiste

Une fois de plus, la Banque Centrale Européenne est restée de marbre. Le 11 septembre elle a décidé de… ne rien décider et de maintenir à la fois le niveau de ses taux directeurs et la vitesse de la réduction de son bilan.

L’argument est toujours le même, de conférence en conférence : face aux incertitudes générées par la politique commerciale américaine, la situation européenne est « bonne » et ne nécessite pas de se précipiter pour ajuster la politique monétaire, avec le risque de devoir rétropédaler le cas échéant.

On peut comprendre la prudence de l’institution de Francfort ainsi que son satisfecit. Cette année, selon ses propres projections, la croissance de la zone euro devrait se situer entre 1% et 1,5%, avec une inflation autour de 2% et un marché de l’emploi qui résiste en dépit d’un secteur manufacturier qui souffre davantage. Même si les performances sont disparates entre les pays, rien ne sert de sonner l’alarme.

D’autant plus que le niveau d’incertitude reste élevé. Certes, la conclusion, le 27 août dernier, d’un accord commercial entre l’Europe et les Etats-Unis, a permis de lever une partie des interrogations. Mais plusieurs éléments restent en suspens.

Tout d’abord, l’accord n’a pas encore reçu le feu vert de l’ensemble des autorités européennes ; ensuite plusieurs points doivent encore être clarifiés, comme la volonté de combattre les « obstacles indus à la concurrence du commerce numérique » tel que mentionné dans le texte négocié par Ursula Von der Leyen, et surtout les conséquences sur les arbitrages des différents acteurs économiques sont incertaines.

En effet, le changement du paysage économique généré par la politique commerciale américaine et l’utilisation agressive des droits de douane, constituent une « modification de l’environnement des agents économiques » susceptible de modifier leur comportement, au sens précisé par le professeur Gregory Mankiw, de l’Université de Harvard dans ses « 10 principes d’économie » publiés pour la première fois en 1997.

Parmi les possibilités d’arbitrage figure la diminution du taux d’épargne des ménages – hypothèse mentionnée par la BCE lors de sa conférence de presse du 11 septembre – dans un contexte de ralentissement économique général et d’afflux de produits américains libres de droits de douane.

Ceci serait positif pour ne pas tomber dans la déflation au moment où la progression des prix ralentit de plus en plus, ainsi que pour la croissance de la zone euro, qui souffre d’un déficit de demande intérieure. Mais à condition qu’elle ne repose pas une fois de plus sur les pays, à l’image de la France, qui ont le plus de mal à équilibrer leur balance des paiements… auquel cas le surplus de croissance ne pourrait être que temporaire, en attendant l’inévitable tour de vis fiscal.

Une autre inconnue réside dans l’adaptation des entreprises européennes à ce nouvel environnement. Tout d’abord dans la gestion de leurs coûts face à l’augmentation potentielle des prix de vente au consommateur américain. Vont-elles réduire leurs effectifs, voire leur production en Europe afin de reporter la charge vers les Etats-Unis ? Ou, à l’inverse, choisiront-elles de se détourner du marché d’Outre-Atlantique pour reporter leurs efforts commerciaux sur d’autres zones ?

A plus long terme, les questions se posent autour des investissements : face à la pression des autorités américaines pour renforcer les capacités de production, ceux-ci vont-ils se diriger massivement vers l’Oncle Sam ou se diversifier pour privilégier d’autres zones ? et quid de l’Europe ?

A ces interrogations s’ajoute le dilemme européen depuis février 2022 et le début du conflit en Ukraine, encore renforcé par le nouveau mandat de Donald Trump : comment devenir une puissance stratégique et militaire crédible alors que le parapluie de sécurité américain s’éloigne ?

Pour cela, un effort massif et surtout coordonné est nécessaire, pour éviter d’empiler les commandes vers les fournisseurs américains et préserver une base industrielle et de souveraineté sur le territoire. La possibilité de relancer un mécanisme d’endettement mutuel pour financer cet effort a été plusieurs fois évoquée par la Présidente Von der Leyen. Jusqu’ici sans susciter d’adhésion incontestable.

Reste que le sujet demeure sur la table, de même que le positionnement plus général de l’Union entre les deux « zones géostratégiques et économiques » qui se dessinent progressivement, l’une dominée par la Chine et l’autre par les Etats-Unis.

L’alignement sur la Chine pourrait permettre de bénéficier de flux de produits nécessaires pour la transition énergétique, au prix d’une dépendance croissante. Le choix américain allègerait la pression sur les capacités de défense mais supposerait un douloureux renoncement à de multiples normes et réglementations, en particulier dans les secteurs numériques et environnementaux.

Dans ce contexte particulièrement nébuleux, l’immobilisme n’est pas la solution. Alors que la croissance est atone, que les ménages hésitent à consommer où à s’engager dans un projet d’investissement à long terme, et que les indicateurs de moral des entreprises demeurent désespérément sous le seuil d’expansion, la Banque Centrale Européenne ne peut se contenter d’appeler les autorités de l’Union à approfondir les réformes et à mettre en œuvre le rapport Draghi.

Elle doit au contraire, comme au temps où Mario Draghi la présidait, ne plus avoir une lecture aride de son mandat et des traités européens mais au contraire prendre son risque et alléger nettement les conditions financières sur le Vieux Continent, en particulier en réduisant le rythme de baisse de son bilan pour détendre les taux longs et créer ainsi les conditions du rebond de l’optimisme.

En fin de compte, plutôt que l’excès de précaution, à la BCE ferait mieux de relire Aristote et de pratiquer l’antique vertu de la « phronesis » cette prudence mère de l’action, qui prône l’équilibre afin de mieux calibrer son risque et avancer. C’est à ce prix que l’Europe se donnera les moyens d’écrire son histoire, et non plus commenter celle écrite à sa place.