Lorsque Jeffrey Goldberg, le rédacteur en chef de « The Atlantic » lui propose le 24 avril dernier une interview dans le cadre d’un reportage intitulé « The Most Consequential President ever » – soit « le président qui aura le plus imprimé sa marque dans l’histoire », le quarante-cinquième président accepte.
Pourtant, Jeffrey Goldberg est un de ces journalistes qui n’est pas franchement apprécié par l’administration républicaine, en particulier depuis qu’il a révélé avoir été mis par erreur dans la boucle d’une discussion de membres du Pentagone sur les plans d’actions militaires au Yemen.
Mais Trump n’a pu résister. Car The Atlantic joue sur la corde la plus sensible de l’hôte de la Maison Blanche : sa capacité à changer le cours de l’histoire et tout spécialement de l’histoire économique.
Trump veut laisser une trace et sa méthode est claire : renverser la table des « dogmes » qui structurent la vie politique américaine depuis la fin de l’ère Roosevelt.
Même s’il pourrait reprendre volontiers reprendre à son compte la phrase que James Carville inscrivait tous les matins au tableau de l’équipe de campagne de Bill Clinton en 1992 « It’s the economy stupid ! », la primauté claire donnée à l’économie dans son action passe par de tout autres chemins que ceux empruntés par le gouverneur de l’Arkansas lorsqu’il arriva à Washington.
La décennie 1990 fut en effet celle qui conclut en fanfare le demi-siècle de libéralisation des échanges entamée avec la création du GATT – le General Agreement on Tariffs and Trade – en 1947 et se conclut en 2000, dernière année du second mandat de Clinton, avec l’adhésion de la Chine à l’organisme qui lui a succédé, l’OMC.
Durant cette décennie, toutes les grandes zones géographiques participent au mouvement, de l’accord de libre-échange nord-américain, signé en 1992 et entré en vigueur en 1994, à l’accord entre l’Union Européenne et le Mexique en 1997 en passant par le Mercosur pour l’Amérique Latine, signé en 1991 et entré en vigueur en 1995, l’accord de libre-échange pour l’ASEAN en Asie, signé en 1992, et bien sûr le traité de Maastricht sur l’Union Européenne du 7 février 1992.
Donald Trump prend clairement le contrepied de ce long mouvement et veut rester dans l’histoire comme celui qui crée un nouvel ordre international, un « âge des forteresses rivales » comme l’expliquait l’essayiste et historien Yuval Noah Harari dans le Financial Times le 20 avril dernier.
Cette volonté de reformater le monde économique international selon sa vision s’inscrit dans la longue tradition politique de tous ceux, tel le premier président socialiste de la cinquième République en France, veulent « changer la vie » par leur action au pouvoir et non pas accompagner du mieux possible les mouvements de fonds, présentés comme inéluctables.
Face à cette détermination, trois forces de rappel se manifestent néanmoins et pourraient, in fine, limiter l’ambition de l’inclassable milliardaire.
D’abord les marchés financiers. Michael Cimbalest, président de la division Marchés et Stratégie d’Investissement de JP Morgan, les qualifiait dans une note de mars 2025 de « machines à voter ultimes ». Précisant que « nul ne peut les intimider, les menacer ou rudoyer », il démontrait leur utilité comme point de repère pour fixer les prix des actifs qui y sont cotés, et tout spécialement sur les deux axes majeurs des investisseurs, celui du risque et celui du temps.
Face aux turbulences de marchés générées par sa politique commerciale, Trump a longtemps prétendu s’en tenir à l’indifférence. Mais nul ne peut ignorer trop longtemps les messages des marchés obligataires, surtout lorsque le Trésor doit lever a minima 1 trillion de dollars tous les trimestres cette année pour refinancer sa dette.
A y regarder de près, le seuil de 4,50% pour le taux à 10 ans semble bien être celui du « Trump Put », celui qui suscite la réaction de l’occupant de la Maison Blanche et de son équipe économique – en particulier Scott Bessent, le Secrétaire d’Etat au Trésor, particulièrement apprécié des investisseurs – pour calmer les craintes.
C’est en tout cas cette marque qui a coïncidé avec l’annonce de la « pause » de quatre-vingt-dix jours pour les taxes réciproques, puis avec la communication autour de l’objectif de ne pas créer un « embargo de fait » avec la Chine en raison de droits de douane excessifs.
La deuxième force de rappel est le tissu économique américain. Bien sûr, l’administration suit les indicateurs de moral des entreprises ou des ménages, publiés par les grands instituts comme S&P, ISM, l’Université du Michigan ou encore le Conférence Board, qui tous indiquent une nette dégradation du niveau d’optimisme.
Mais ce sont surtout les communications directes ou indirectes des représentants des entreprises en première ligne qui font bouger les décideurs à Washington
Lorsque le 25 avril dernier les patrons des distributeurs WalMart, Target et Home Depot se sont retrouvés à la Maison Blanche pour alerter sur les risques pour leurs affaires et pour les articles très prisés des américains en particulier pour les fêtes – pour lesquelles l’approvisionnement se matérialise au plus tard en septembre – ils ont ainsi trouvé des oreilles attentives et les bruits de discussions préliminaires au plus haut niveau avec l’Empire du Milieu – démentis alors par Pékin – se sont faits de plus en plus entendre.
Cet appel est encore plus fort quand il provient du coeur du territoire économique américain avec un distributeur de jouets en Floride se plaignant sur FoxNews de l’assèchement de progressif de son stock constitué à 80% de produits en provenance de Chine, ou même d’un fabricant américain de poupées avertissant que seuls les chinois étaient capables de fournir les cheveux pour ses poupées. De quoi sérieusement inciter à l’ouverture rapide de négociations commerciales !
Cette nouvelle phase, celle où la politique trouve un terrain commun avec l’économie, devrait s’ouvrir sous l’œil vigilant de la Réserve Fédérale. Car c’est bien Jerome Powell qui incarne la troisième force de rappel face à l’ambition de Trump de renverser les flux économiques et financiers.
A la grande fureur du Président des Etats-Unis, qui souhaiterait une baisse rapide des taux pour alléger les tensions de financement, celui de la Réserve Fédérale demeure prudent face aux possibles impacts des annonces de l’exécutif et refuse tout mouvement préemptif. Tout comme il refuse la possibilité de démissionner face aux pressions de la Maison Blanche.
Il incarne ainsi plus que jamais, pour les investisseurs, la voix de la raison, celle qui pourrait pousser à trouver de nouveaux équilibres entre la volonté de souveraineté qui s’est exprimée en novembre et l’impératif de prospérité qui ne peut s’exonérer d’un cadre économique clair. Déjà très écoutés, ses prochains propos et les décisions monétaires à venir s’annoncent décisifs. Quand le tigre des marchés s’agite, même la Maison Blanche fait profil bas et attend les sages de la Fed.