Le « shutdown » américain a finalement bien eu un impact sur les marchés financiers. L’absence de publication des principales données économiques depuis le 1er octobre, en particulier sur le très sensible marché de l’emploi, a eu raison des prévisions unanimes de baisse de taux lors de la prochaine réunion de la Fed, le 10 décembre. Mais une poursuite du mouvement de desserrement moné-taire n’est pas encore à exclure.
L’impact a été immédiat sur le secteur technologique. La puissante hausse qui avait porté les sept plus grandes valeurs de l’indice S&P500 jusqu’à représenter plus de 35% de sa capitalisation, a été stoppée et un mouvement de correction s’est mis en place.
L’absence d’événement directement lié à l’activité ou aux investissements de ces géants a, jusqu’ici, limité le mouvement. Les prises de profit ont été probablement générées par le décalage anticipé de l’allègement des conditions financières et par l’absence de nouveaux catalyseurs, les espoirs de rendements massifs ayant déjà été largement intégrés par les investisseurs.
Car le contexte monétaire est d’autant plus important lorsque les perspectives de rendement s’éloignent alors que le poids financier des investissements pèse immédiatement sur la rentabilité immédiate. Plus généralement, ce sont les actifs dit « à longue duration » – ceux pour lesquels il faut attendre le plus avant d’atteindre le profit espéré – qui souffrent le plus lorsque les taux, et donc le prix du temps, remontent. C’est précisément le cas du secteur technologique à l’ère de l’Intelligence Artificielle et des data centers géants.
Le sujet est d’autant plus important que, depuis le creux du « Liberation Day » en avril 2025, ce sont bien les géants de la technologie qui ont permis au marché de rebondir puissamment et de battre en octobre de nouveaux records. Lorsque l’IA toussote, tous les investisseurs craignent la pneumonie. Pour l’instant, rien d’inquiétant et heureusement car le niveau des marchés financiers américains devient un véritable sujet macro-économique en tant que tel.
D’abord sur le niveau d’endettement des sociétés américaines. De la présentation de Chat GPT au grand public en novembre 2022, jusqu’à fin décembre 2024, la quasi-totalité des sommes annoncées pour développer les capacités de l’Intelligence Artificielle, était financée sur les fonds propres, autrement dit les immenses réserves de trésorerie accumulées par les colosses du numérique. De quoi se rassurer alors que les investissements dans l’éco-système de l’intelligence artificielles ont représenté la moitié de la croissance américaine au deuxième trimestre 2025.
Seulement voilà, en 2025, changement de paradigme : les levées de dette, publiques ou privées, se multiplient pour financer la construction et le développement des immenses data centers nécessaires à l’entrainement des modèles d’IA les plus puissants.
Cela renforce la pression sur les cash-flows futurs. Selon un calcul de la banque JP Morgan, il faudrait que les titans de la techs générent un chiffre d’affaires de 650 milliards de dollars d’ici à 2030 pour atteindre une rentabilité de 10% – somme toute mesurée à l’aune des standards de ces inventeurs de la rentabilité croissante du capital – des montants investis.
La pression est donc forte, y compris sur les financeurs externes. C’est ainsi que la société Blue Owl Capital s’est retrouvée sur la sellette le 18 novembre, après avoir annoncé la limitation des sorties de l’un de ses fonds, a priori sans lien direct avec l’écosystème IA… mais alors que la société elle-même détient 80% du méga-projet Hyperion que Meta construit en Louisiane. De quoi semer le doute.
Mais c’est surtout via l’impact sur la consommation que le niveau des marchés, et donc la bonne santé de la tech, est regardé de très près.
En effet, en dépit du ralentissement du marché de l’emploi – visible dans les publications privées telles que celles du cabinet ADP ou dans les enquêtes réalisées par le Conférence Board par exemple, même si peu mesurable de façon certaine à ce stade en raison du retard pris pour cause de fermeture des services du bureau national du travail dans la publication de données officielles – le consommateur américain résiste.
Ce paradoxe s’explique par l’importance de l’effet richesse sur les 10% d’Américains les mieux payés. Ceux-ci, qui comptent pour la moitié de la consommation du pays, possèdent en effet 87% des titres détenus par les particuliers du pays. La progression des indices a ainsi permis à la dette des Américains de ne représenter que 11,2% de leurs actifs à fin octobre 2025, quasiment au plus bas depuis cinquante ans.
Le pic de ces cinquante dernières années, à l’inverse, au-delà de 20% des actifs, date de… mars 2009, au plus bas des marchés après la crise financière. Autant dire qu’un renversement durable et profond de la tendance haussière des indices à l’œuvre depuis octobre 2022 pourrait avoir de sérieuses répercussions sur l’économie dans son ensemble.
L’évolution des équilibres géopolitiques représente le troisième et dernier enjeu du succès ou non des investissements massifs dans la technologie aux Etats-Unis.
Entre la Chine et l’Amérique, le combat pour la suprématie mondiale a trouvé dans l’IA un terrain particulièrement propice à la confrontation. Après le «moment Deepseek » du 28 janvier 2025 qui avait semé la panique dans la Silicon Valley en promettant des performances quasi similaires à celles des meilleurs modèles américains pour cent fois moins cher, ce sont désormais autour des usages d’un côté et des puces de l’autres, que se structure la rivalité.
La Chine domine désormais les usages. Selon un rapport publié en septembre par la plate-forme Atom Project, l’Empire du Milieu a dépassé les Etats-Unis dans l’utilisation de ses modèles d’IA. Dans plus de 60% des cas d’usage répertoriés par The Atom Project, ce sont les modèles chinois qui prévalent.
En revanche, en dépit des progrès considérables réalisés par ses ingénieurs dans les modes d’utilisation des puces dédiées à l’entrainement des modèles, la Chine, via ses champions Cambricon et Hygon, a encore un peu de retard sur les derniers processeurs NVidia (Blackwell). Ce sujet demeure d’ailleurs au centre des discussions commerciales entre Xi et Trump durant la « trêve » d’un an décidée mi-octobre.
C’est ce qu’essaye de faire le marché. Le regain de volatilité ne signifie pas obligatoirement la fin de la hausse. Mais une Fed accommodante serait la bienvenue ! La technologie et l’inventivité humaine changent le monde. Reste à bien évaluer sa vitesse.