La menace d’une escalade commerciale généralisée se précise. Au-delà des illusions du mercantilisme sous-jacent, c’est le rôle du dollar au centre du système financier international qui est en jeu
Depuis cinquante ans, souvent Donald Trump a changé d’opinion et de camps politique. Économie, social, relations internationales, rien ou presque n’a échappé à ses oscillations. A une exception près : son hostilité toujours réaffirmée au libre-échange et son soutien à une politique commerciale agressive, fondée sur la menace de droits de douane massifs.
Ce n’est pas un hasard si, lors de son discours d’investiture, le quarante-septième président a longuement fait part de son admiration pour le vingt-cinquième, William McKinley, grand défenseur, au cœur du « Gilded Age » de la fin du XIXème siècle, des barrières au commerce comme instrument de prospérité.
Loin d’être une simple posture ou un outil de négociation pour obtenir des avantages de ses contreparties, les droits de douane et, plus généralement, la lutte contre le libre-échange, constituent le cœur de l’approche économique de la nouvelle administration.
Cela correspond à une analyse des échanges commerciaux sous l’angle des rapports de force dans le cadre d’une économie à somme nulle : tout déficit est le signe d’un appauvrissement, et correspond donc à une faiblesse qu’il s’agit de corriger. Le raisonnement est celui de l’école mercantiliste qui mesurait, au XVIIème siècle, la puissance des Etats – en cours de constitution à l’époque en Europe – par le flux monétaire net entrant dans ses caisses.
Et chez Trump, les déclarations s’enchainent en ce sens depuis six semaines. Après le Canada et le Mexique, la Chine a été visée le 27 février par sa volonté de monter de 10% supplémentaire les droits de douane déjà annoncés.
Mais c’est l’Union Européenne qui a subi, le 26 février, les foudres les plus intenses de la Maison Blanche avec l’annonce tonitruante de futurs droits de douane de 25% « sur de nombreux produits », en particulier l’automobile.
Mais, outre le cœur du propos, en lui-même perturbant, c’est le contexte qui indique les raisons profondes de ces mesures. Dans une diatribe d’une rare violence prononcée depuis le bureau ovale, le Président américain a en effet présenté l’Union comme une création destinée depuis toujours à faire obstacle aux Etats-Unis, en ajoutant, pour faire bonne mesure « ils ont fait en ce sens du très bon travail, mais désormais c’est fini car c’est moi qui suis Président ».
Nous sommes ici dans l’épure de la doctrine mercantiliste : l’économie est au service du politique et a pour objectif principal d’enrichir l’Etat en captant les flux de richesses en provenance de l’étranger. Et pour cela, rien de tel que de restreindre les importations afin de générer un excédent commercial susceptible de faire grossir les stocks de richesse du pays. A l’époque, la richesse se mesurant en or et métaux précieux, il est à cet égard très symbolique que Donald Trump ait indiqué vouloir faire un « audit de Fort Knox » afin de mesurer « la quantité réelle d’or détenu ».
L’erreur de ce courant de pensée, explicable dans le contexte de l’arrivée en Espagne à partir du milieu du XVIème siècle de flux colossaux de métal précieux en provenance d’Amérique Latine, est de ne pas considérer les échanges comme créateurs par eux-mêmes de richesses. La focalisation sur l’accumulation des stocks monétaires conduisit l’Espagne de la fin du XVIIème siècle à l’inflation et au déclin économique par atrophie de son tissu productif.
Les Etats-Unis d’aujourd’hui sont dans une situation évidemment très différente. Mais l’intégration de mécanismes économiques issus du mercantilisme dans une « doctrine Trump » ne pourra permettre de rééquilibrer les échanges courants du pays, ni de le réindustrialiser, et présente en outre l’inconvénient majeur de sous-estimer voire de fragiliser le rôle central du dollar dans le système financier international.
Le rééquilibrage de la balance courante du pays, si l’on reprend les équations économiques fondamentales, nécessiterait soit de baisser fortement les investissements, soit d’augmenter massivement le taux d’épargne ou encore de diminuer drastiquement les déficits publics. Ou une combinaison de ces trois éléments. Quel que soit le levier envisagé, l’effet serait nettement récessif.
En l’absence de telles mesures, une hausse des taxes douanières n’aurait pas d’impact sensible sur le déficit courant, sauf via un léger effet récessif. En 2018 lors de la première « guerre commerciale » de Trump avec la Chine, l’effet des droits de douane a été quasi nul : le déficit avec le reste de l’Asie s’est creusé pour compenser la réduction des échanges avec la Chine.
Si l’on examine la problématique de la réindustrialisation du pays, un des objectifs avoués de la politique de Donald Trump, la mission parait également impossible.
Les deux seules réussites récentes de politiques de type mercantilistes ont été le Japon des années 1960-1970 et la Chine des années 1990-2000. Mais cela correspondait à des situations très spécifiques : une base industrielle à reconstruire intégralement au Japon et une transition à marche forcée d’une société agraire – dont le PIB par habitant n’excédait pas 500$ à l’époque – vers « l’usine du monde » en générant un exode rural massif en Chine. Rien à voir avec l’Amérique d’aujourd’hui.
Depuis 2016, l’emploi industriel américain est stable autour de 8% des emplois non agricoles et la part de l’industrie dans le PIB demeure autour de 10% en dépit des efforts de Trump puis de Biden pour densifier la base productive du pays.
Ce plafond correspond à l’application d’une règle simple : c’est la rentabilité future qui détermine l’investissement présent. Pour prendre un exemple concret, compte tenu du niveau salarial aux Etats-Unis, TSMC a déjà expliqué qu’y déplacer la production de semi-conducteurs consommée dans le pays signifierait une hausse des coûts de 50%. En Chine, le même mécanisme s’applique avec la hausse des salaires dans le pays, et la part de l’industrie manufacturière dans le PIB du pays est passé de plus de 31% en 2011 à moins de 25% en 2025.
Enfin, et plus important encore, le possible déclenchement d’une escalade commerciale mondiale, et l’utilisation du dollar comme un levier de négociation, outre les effets récessifs d’un tel mécanisme, pourrait remettre en cause la place du billet vert au centre du système financier et au cœur de la prospérité américaine.
Le « privilège exorbitant » du dollar, première monnaie de réserve et de transactions mondiales, permet en effet aux Etats-Unis d’approvisionner le monde en dollars en échange du financement de son déficit extérieur. Ce déficit est donc bien davantage un signe de force qu’un signe de faiblesse. Mais il va de pair avec la confiance dans le billet vert, et donc dans la stabilité et la fiabilité de la première puissance économique mondiale. Le fragiliser n’est pas une bonne idée.
Par Wilfrid Galand, Directeur Général Adjoint